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(Par Jean Marie Harribey) Tous les jours apportent leur lot de discours convenus et bien-pensants pour contrer les propositions alternatives au projet Fillon de réforme des retraites. C'est bon signe. Le mouvement social risque d'échouer contre le mur blindé du libéralisme. Mais celui-ci a été obligé de prendre en compte l'argumentation centrale montant de la rue: «répartissons autrement les richesses» et cette idée ne sera pas perdue de sitôt


Retraites: débattre ou botter en touche?

Le 27/06/2003
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ous les jours apportent leur lot de discours convenus et bien-pensants pour contrer les propositions alternatives au projet Fillon de réforme des retraites. C'est bon signe. Le mouvement social risque d'échouer contre le mur blindé du libéralisme. Mais celui-ci a été obligé de prendre en compte l'argumentation centrale montant de la rue: «répartissons autrement les richesses» et cette idée ne sera pas perdue de sitôt. Tellement bien qu'une fois de plus (on avait déjà connu cela en 1995 avec la Fondation Saint-Simon et autres beaux «Esprits» qui soutinrent Juppé et Notat), une partie de l'intelligentsia plutôt labellisée à gauche est venue prêter main forte au discours incohérent et cynique de la droite.

Récapitulons: jusqu'au 1er février qui fut la première grande journée de manifestation nationale, les ondes ne bruissaient que de fatalité démographique ; à partir d'avril, où la révolte commença à gronder, on nous serina qu'il n'y avait pas d'alternative à l'allongement de la durée de cotisations et corrélativement à la baisse du niveau des retraites ; en mai, où la rue menaça de vouloir gouverner, s'ouvrit le bureau des pleurs et des lamentations: «les riches sont riches mais pas assez pour payer» ; en juin, enfin, pour donner le coup de grâce à un mouvement social autant exténué par la lutte longue et coûteuse que par la vacuité des stratégies syndicales confédérales, on apprit que la croissance économique ne servait à rien. Merci, on se doutait déjà qu'elle était dangereuse pour d'autres raisons, mais on ne pensait pas que les libéraux et socio-libéraux nous rejoindraient et retourneraient contre nous cet objet de leur adoration: la croissance perpétuelle.

Successivement, un grand nombre d'économistes réputés sont montés au créneau. Elie Cohen (Libération, 26 mai 2003) nous attendrissait avec la pauvreté des riches. Charles Wyplosz (Libération, 2 juin 2003) dissimulait la confrontation sociale derrière une lutte entre générations. Elie Cohen, Jean-Paul Fitoussi et Jean-Pisany-Ferry (Libération, 11 juin 2003) nous faisaient comprendre qu'il n'y avait pas de «trésor caché». Le clou était enfoncé par Thomas Piketty (Le Monde, 11 juin 2003) qui récidive (Libération, 16 juin 2003). La dernière argumentation en date de ce dernier repose sur deux points.




remièrement, toutes les augmentations des cotisations sociales «finissent par retomber sur les salaires», nous dit-il. Il y a deux non-dits dans cette affirmation qui empêchent de la tenir pour vraie. D'abord, tout est toujours supporté par le travail puisque c'est lui qui crée tout (ce qui lui revient, les salaires, et ce qui lui échappe, les profits). Donc, l'enjeu est de savoir si ce qui lui échappe sera plus ou moins grand. Ensuite, Piketty nous dit que la hausse de 15 points du taux de cotisations nécessaire (selon les calculs du Conseil d'orientation des retraites) se traduira par une baisse de 20% des salaires nets. Cela signifie qu'il sous-entend ou bien que cette hausse de 15 points serait prise en charge par les cotisations dites salariales ou bien que les patrons gèleraient les salaires nets tant qu'ils n'ont pas récupéré les 15 points de hausse de cotisations dites patronales. Autrement dit, Piketty se place dans une situation de rapport de forces très favorable aux salariés (pour que ceux-ci réussissent à faire payer les 15 points par les entreprises) et immédiatement après dans une situation totalement opposée (pour que les salariés perdent aussitôt ce qu'ils avaient conquis). Est-ce bien cohérent ?




euxièmement, après nous avoir expliqué que les profits n'étaient pas assez grands pour contribuer davantage au financement des retraites, Piketty nous dit cette fois-ci que la croissance non plus ne sera pas suffisante parce que le progrès social exigera plus de dépenses pour la santé, l'éducation, toutes dépenses socialisées comme les retraites par répartition. Oui, le progrès exigera tout cela. Mais si la croissance ne suffit pas à financer tout cela, y aura-t-il un miracle pour compenser les manques ? Non, et Piketty le sait. Alors ? Allongement de la durée de cotisations, vous dis-je ! Pour augmenter le taux d'activité de la population ? Piketty sait que c'est impossible tant que le chômage ne recule pas. Alors ? «Ne pas charger la barque des retraites», comprenez: «baisser les pensions».




ourquoi tant d'obstination de la part d'économistes renommés ? Parce qu'il y a un sujet tabou qu'ils ont intériorisé comme étant une norme désormais intangible: la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée qui a atteint un niveau historiquement très bas (moins de 60%) ne doit plus jamais bouger. C'est exactement le souhait profond du MEDEF qui, ces dernières années, a jeté toutes ses forces dans la bataille pour imposer de gré ou de force ce dogme: c'était déjà le cas au moment de la discussion sur les 35 heures, c'est le cas aujourd 'hui sur les retraites, ce sera le cas sur la santé prochainement.

Or, dès qu'on rejette ce dogme, dès qu'on lève ce tabou (et c'est ce que vient de réussir à faire le mouvement social), la plupart des problèmes de financement se ramènent à ce que nous disons depuis des mois et des années: répartissons à l'avenir équitablement la richesse produite, quelle que soit l'ampleur de la croissance de celle-ci, et même d'autant plus qu'elle ne serait pas très grande.

Ainsi, on dégonfle la baudruche de la pauvreté du capital sans avoir besoin de parier sur les plus-values boursières. Nous ne proposons pas de financer les retraites par une taxe dont l'assiette serait le cours des actions en Bourse ou les plus-values virtuelles des stock-options. Bref, nos contradicteurs soupçonnent les partisans d'une ponction sur les revenus du capital de confondre la valeur ajoutée et la fiction boursière sur laquelle on ne peut miser, sauf si l'on croit aux mirages de la capitalisation.

Ainsi, on ne peut que hausser les épaules devant l'ignorance, la bêtise ou le cynisme, c'est selon, des propositions réitérées de certains députés de gauche d'introduire «5% de capitalisation» (propos de Gaétan Gorce rapportés dans Le Monde, 15 et 16 juin 2003). Si ces 5% étaient une solution collective, pourquoi ne pas aller jusqu 'à 100% ? Affligeant !

Ainsi, on fait justice de cette idée sournoise selon laquelle les gains de productivité sont «neutres» ou «ne servent à rien» parce que l'évolution démographique oblige à modifier la répartition interne à la masse salariale entre salaires et retraites. Même avec une répartition de la valeur ajoutée inchangée entre masse salariale et profits (par exemple autour de 60/40%), la modification relative interne à la masse salariale à cause du nombre plus important de retraités n'aboutit à une amputation absolue du pouvoir d'achat des salariés et des retraités que si les gains de productivité sont insuffisants pour couvrir l'augmentation du ratio de dépendance économique des inactifs vis-à-vis des actifs. A fortiori, pour une répartition de la valeur ajoutée plus favorable aux salariés, les problèmes soulevés par nos adversaires s'évanouissent.




ommencée sur le terrain de la fatalité démographique, la lutte pour la défense du système des retraites par répartition se découvre pour ce qu'elle est et que seul l'habillage idéologique libéral travestissait: un bel exemple de lutte des classes. Ce n'est pas la faute du mouvement social si le débat sur les retraites a été «confisqué» comme le dit Piketty. Pire, il a été truqué par le patronat et le gouvernement. Il est regrettable que tant d'économistes bottent en touche.

Par Jean-Marie Harribey - 16 juin 2003

Contact pour cet article. harribey@u-bordeaux4.fr

 
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