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(Par Clarisse Herrenschmidt) Après l'émergence du principe de précaution au Sommet de la Terre à Rio en 1992, les positions de part et d'autre de l'Atlantique ont rapidement divergé et conduit au cours de la dernière décennie à des conflits très vifs dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce. Or, les préoccupations qui sont à l'origine de ce principe touchent sans distinction tous les pays du monde. Et dans de très nombreux cas les politiques nationales prises en la matière ont des conséquences largement internationales


Réflexions inactuelles sur «Principe de Précaution»

Le 15/07/2003
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a mythologie grecque connaît deux personnages, deux frères, qui se différencient par leur aptitude à prévoir ou à ne pas prévoir: Prométhée «Pense avant» et Epiméthée «Pense après». Si Prométhée a eu un destin admirable dans notre mémoire, c'est qu'il nous a donné le feu, à nous, j'entends la race des Humains mortels, comme dit le vieux poète. Epiméthée s'est qualifié par sa bêtise: sans prendre garde, il a accepté pour épouse Pandore, don de Zeus, la première femme, origine de «la tribu des femmes, grand fléau pour les mortels», qui advint pour que désormais les Humains se reproduisent par eux-mêmes, affrontent la différence sexuelle, la descendance et la séparation définitive d'avec les dieux.

Prométhée qui voyait loin, donna aux Humains mortels de quoi se chauffer, cuire les métaux et peut-être penser, il les aimait et risqua son destin divin à les tirer de leur silence, du froid et de leur faim. C'était là agir contre l'avis de Zeus qui ne voyait aucune raison à pareil amour et de vengea doublement: il fit créer Pandore pour le malheur des hommes et envoya Prométhée au Tartare souffrir pour des temps infinis, attaché à un rocher où un aigle venait venger son foie, reconstitué sans fin.

Comme nous avons aimé Prométhée «Pense avant», martyre du progrès, dieu généreux et sanguinolent des Hommes de science et référence brulé de l'apprenti-sorcier!

Mais voici que nous sommes fatigués qu'il souffre.

Alors, ayant pris au sérieux son nom propre et apprenant avec piété ses deux sons initiaux (PR), nous l'avons appelé «Principe de Précaution». Prométhée ne doit plus aller au Tartare, car il y a quelque risque que son foie, pour d'obscures raisons techno-mythologiques, ne se recompose plus. Quelque risque que Zeus ait eu raison de laisser les humains dans leur coin. Risque que Prométhée meure. Et les hommes avec lui.

Si l'allégorie mythologique peut paraître lointaine à notre sensibilité moderne, que veut dire, dans la chair de la langue, «Principe de Précaution»? Si l'on s'aventure à raisonner de façon binaire, Principe de Précaution s'opposerait à quelque chose qui serait Principe de Progrès. Mais il est difficile de parler de principe de progrès, puisque dans le mot principe il y a l'étymologie latine de «ce qui a pris la place en premier, ce par quoi l'on commence». Un progrès n'est, par définition, pas ce par quoi l'on commence, le progrès est second et il ne peut y avoir de progrès que parce qu'il y a eu quelque chose avant lui, qui n'était pas lui.

Nous ne pouvons opposer Principe de Précaution à un principe de progrès introuvable. Principe de Précaution et progrès vont de pair, mais Progrès fonce comme Epiméthée et Principe de Précaution pense d'avance et aime, semblable à Prométhée.

Demandons-nous maintenant ce que Principe de Précaution annonce de lui-même dans son nom propre; comme Prométhée «Pense avant», il dit qu'il est le premier et insiste sur l'antécédence: avec «principe» et avec le préfixe pré- «à l'avance» de «précaution». N'est-ce pas là en rajouter? Principe de Précaution montre une fondation: dans la langue, nous disons la mise en marche d'un compteur à partir d'un temps T, par le seul énoncé «Principe de Précaution».

Ce temps T implique-t-il qu'il n'y a pas d'avant, qu'il n'y a pas de mémoire? Non, car Principe de Précaution ne tombe pas du ciel. Nous savons depuis la dernière guerre mondiale (celle de 1939-45 s'entend, puisque désormais l'on ne sait plus de laquelle il s'agit), il y eut comme une atmosphère imaginable qui donnait à rêver qu'on allait pouvoir sortir de certaines contraintes de la condition humaine - au moins en France. La Sécurité Sociale garantissait les soins, l'Education nationale l'éducation pour tous, L'Etat protégeait les citoyens de façon paternelle; on limitait la maladie, la pauvreté et l 'ignorance, on allongeait la vie: le tout dans la joie et une certaine innocence - l'humanité c'était la beauté des stars éternellement jeunes des écrans. Et puis les années 80 ont vu la possibilité de changer de sexe. Plus récemment encore, est paru dans un grand journal national un article où il était question des nouvelles avancées dans le domaine des biotechnologies; un programme lancé par des équipes françaises, japonaises et américaines projetait de créer de nouvelles bases d'acides aminés, de synthèse donc, qui remplaceraient les quatre bases classiques A,T,G,C, de l'ADN du code génétique, et d'introduire de nouvelles lettres dans la combinatoire de la génétique et de l'hérédité. Le programme s'appelle «La Nouvelle Genèse» et les chercheurs qui en font partie en justifièrent le nom par l'affirmation qu'ils n'en avaient pas trouvé d'autre. Ce qui revient à dire qu'à leurs yeux il n'y en a pas d'autre.

Ceci fait voir comme une émergence de l'Homme par lui-même, une auto-anthropologie. Principe de Précaution arrive après une période qui n'est certes pas finie, mais qui n'est plus innocente, et semble prendre la figure, désormais prométhéenne, du principe de réalité.

Or, il se trouve qu'en même temps, à partir des années 1970, les églises se vident. En 1960, une large part de la population est encore christianisée, en 2000, il faut enseigner ce qu'est la Genèse et qui sont Cham, Sem et Japhet, à l'Université parce que les étudiants ne le savent pas. Or, la religion, en l'espèce les religions juive et chrétienne (après la religion de Babylone qui en ce champ a presque tout inventé), disait la genèse de l'Homme, sa perdition et la renaissance, et par ce fait même prenait en charge d'expliquer pourquoi les Hommes avaient des limites, ainsi toutes les différences qui les séparent (de sexe, de langue, de couleur), et tous les malheurs qui les réunissent: la mort, la maladie, la trahison de l'amour et le vieillissement - entre autres. Les dieux et Dieu en avaient ainsi décidé.

Principe de Précaution arrive et doit prendre en charge quelque chose qui auparavant était du domaine des religions.

Or la religion propose également une connaissance de l'invisible, de ce sur quoi nous n'avons pas d'accès direct, qu'il s'agisse des puissances célestes, de la vie après la mort ou du retour intérieur sur soi. Si la science permet tant de choses sur le corps visible des Hommes, si la conquête de l'espace autour de la terre est un fait accompli, si l'on connaît de mieux en mieux le passé, si l'on a un peu démêlé l'inconscient, si l'on apprend tous les jours davantage ce qui se passe dans le cerveau humain, si nous avons gagné du terrain sur l'invisible depuis plus d'un siècle de façon absolument spectaculaire, l 'avenir résiste. L'avenir s'obstine à rester une chose qui nous demeure cachée, à constituer une zone d'inconnu invisible. Tant et si bien, et avec une telle efficacité qu'il transforme les questions anxieuses à son propos, la recherche de l'élucidation comme autant d'interrogations qui touchent à certains égards, de nouveau, aux franges des religions.

C'est à son propos que se posent les questions des limites, par lui que nous les énonçons. Principe de Précaution nous contraint à repenser certaines bases de l'humanité dont l'une d'elles, qui figure bel et bien une limite, se résumerait ainsi: ne pas empêcher les humains à naitre de vivre.

Reconnaissons ici qu'en son expression même Principe de Précaution indique que cet avenir nous le prenons avec des pincettes. Pourquoi? Pas seulement parce qu'il est invisible, pas seulement parce qu'il pose les questions des limites de la condition humaine, mais parce que tout ce qui a fait naitre Principe de Précaution, les transformations qui s'accumulent, les OGM, L'ESB, le clonage, les changements climatiques et les maladies, nous fait douter de ce qui descendre de nous et semble suggérer l'angoissante question: cet avenir que nous avons en face, est-ce bien celui d'être humains semblables à ce que nous sommes, nos descendants auront-ils nos organes génitaux et nos jambes? Nous craignons de ne pas nous y reconnaître. Et nous sommes renvoyés à une définition de l'humain, à tout un ensemble de réflexions philosophiques qui nous manquent. Qu'est-ce qu'un homme? Qu 'est-ce qu'être un homme? Qu'est-ce que l'espèce humaine? La culture télévisuelle de l'évidence ne nous a rien appris, la culture scientifique de la séparation et de la division du vivant non plus.

Ce qui tourne autour du principe de Précaution, en faisant l'immense crocher de l'avenir et en parlant assez peu du présent, s'approche du religieux et met au milieu de nous, dans tout l'éclat du jour, l'interrogation philosophique la plus classique.

Comme on devait désormais s'y attendre, cela s'accompagne d'une interrogation sur le statut des experts. Leur aptitude en tant qu'experts revient à estimer ce qui peut arriver, donner une idée de l'avenir, et ce avec la meilleure intention du monde: non pas prendre le pouvoir, mais fournir les éléments à ceux qui ont le pouvoir, la dure charge de prendre les décisions. Au fond, les experts ressemblent aux prêtres des civilisations antiques, comme la babylonienne, aux devins savants qui lisaient l'avenir dans le foie des moutons, le vol des oiseaux, la forme des nuages, etc.. Ceux qui statuent qu'il faut faire telle ou telle chose dans l'idée d'empêcher ce qui pourrait arriver et qui a déjà envoyé des signes de son imminence, ce peut être des prêtres, des devins ou des experts scientifiques - dans les temples de Babylone des II et I millénaires avant notre ère, c'étaient les mêmes personnes - si leurs méthodes n'étaient certes pas les nôtres. Mais nos experts de haut niveau, vont dans le réel donner des réponses à des questions pour lesquelles le moins que l'on puisse dire est qu'ils ne sont pas préparés et qu'ils ne sauront sans doute pas formuler.

Principe de Précaution aurait-il comme frère Principe de Peter? Retour sur le couple Prométhée et Epiméthée, réuni dans un même sujet, l'expert, ce qui inclut l'auteur de ces lignes.

Rien de tout cela n'est une vilaine critique. Mais un avertissement. Un désir sans doute aussi. Et si l'on s'occupait davantage du chaos présent?

Par Clarisse Herrenschmidt. Chercheur au CNRS

Contact pour cet article. aitec@globenet.org

Article tiré du nouveau numéro d'Archimède et Léonard (HS n°17 - Eté 2003 - Expertise et principe de précaution) publié par l'AITEC, 21 ter rue Voltaire 75011 Paris, tel 01.43.71.22.22. Vous y trouverez outre cet article, des articles écrits par: Claire Weill, Yves Marignac, Nicolas de Sadeleer, Philippe Roquelo, Mycle Schneider, Martin Hirsch, Olivier Deleuze, Jacques Testart, Benjamin Dessus et François Dufour.

 
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