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Geneviève Azam (économiste et professeur à l'université de Toulouse Le Mirail, membre du conseil scientifique d'Attac France), a participé le 24 Octobre dernier à Lyon, à l'invitation d'Attac Rhône-Alpes, à un débat face à Tariq Ramadan sur le thème: "Les rapports Nord-Sud: coopération ou colonialisme". Voici le texte de son intervention


Les rapports Nord-Sud: coopération ou colonialisme?

Le 26/11/2003
Grain de sable
a


vant d'entrer dans le sujet, je voudrais me présenter et indiquer à partir de quelle expérience et de quelles réflexions, j'ai construit cette introduction au débat.

J'enseigne l'Économie à l'Université de Toulouse Le Mirail, mais je suis ici en même temps comme femme et militante associative. C'est à partir de cette identité plurielle que je suis engagée dans le mouvement alter-mondialiste, et plus précisément dans le cadre du Conseil Scientifique d'ATTAC et du groupe local d'ATTAC-Toulouse.

Cette première précision est utile pour comprendre que je ne me situerai pas ici dans le cadre des discussions des rapports d'État à État, comme sont pensés généralement aussi bien la coopération que le colonialisme. Le titre est d'ailleurs à ce propos ambigu: la coopération peut être porteuse de colonialisme et le colonialisme n'est peut-être pas la catégorie la plus adaptée pour analyser aujourd'hui l'ensemble des relations Nord-Sud, à moins d'englober dans le colonialisme toutes les formes de domination, ce qui lui ôterait son sens historique. Par ailleurs que vaut le discours désormais officiel de la coopération dans un monde fondé sur la concurrence sauvage, les rapports de force et la loi du plus fort? Nous savons tous que la coopération dans le cadre de "l'aide" au développement ou bien dans les "partenariats public-privé" consiste à transférer des fonds publics vers des intérêts privés et à mieux insérer les économies du Sud dans la logique de celles du Nord.

C'est donc à partir des expériences du mouvement alter-mondialiste et du mouvement social mondial que je vais tenter de montrer comment se construisent de nouvelles solidarités entre mouvements sociaux du Sud et du Nord, et quels en sont les présupposés.




u-delà du foisonnement d'expériences et de la diversité d'expression au Nord et au Sud, ce mouvement est né d'un refus explicite ou implicite de la mondialisation libérale, du néo-libéralisme selon les termes consacrés par le mouvement néo-zapatiste et le sous-commandant Marcos à partir de 1994. Ce mouvement est constitué d'associations, d'ONG, de syndicats, du Nord et du Sud, syndicats de paysans et paysannes ou de salarié-e-s. Comme mouvement international, sa force et son originalité historique consistent à ne pas revendiquer pour lui-même ou pour une prise du pouvoir. Ce mouvement s'amplifie et se diversifie et le prochain Forum Social Mondial en Inde devrait encore l'enrichir d'autres expériences et l'étendre. De même, l'Assemblée européenne des Femmes qui se tiendra lors du FSE de Paris-Saint Denis prolonge la Marche Mondiale des Femmes et ouvre des espaces nouveaux de construction de valeurs communes.

Concrètement, ces mouvements sont nés du refus de voir une loi économique, la loi du Marché, fondée sur les critères de rentabilité financière et d'efficacité économique, s'imposer à toutes les sociétés et transformer le monde en marchandise, c'est-à-dire en produits accessibles seulement par le Marché. C'est le refus d'une loi qui se donne comme naturelle et au-dessus des sociétés et de leur organisation, c'est-à-dire refus d'une loi transcendante. Le rejet du déterminisme économiste constitue un premier pilier du mouvement.
Le mouvement alter-mondialiste refuse également les prophétismes, et tout particulièrement le néo-libéralisme qui, dans un élan quasi-religieux, promet le salut de l'humanité par le libre-échange. Il dénonce une machine qui fabrique des pauvres tous les jours, au Nord comme au Sud, qui détruit l'environnement au nom d'un sacrifice nécessaire pour atteindre le paradis de l'abondance.

L'acceptation de la mondialisation libérale consisterait donc au Nord comme au Sud, à décider que nous ne sommes pas libres, libres de choisir ensemble le monde que nous souhaitons. Ce mouvement s'inscrit donc dans une critique politique de la place occupée par le déterminisme économiste. Le "monde" de la mondialisation est une abstraction, un lieu vide, qui détruit la possibilité de construire un monde commun.




lors bien sûr, la place des pays du Sud et des pays du Nord dans la globalisation économique est différente : ces derniers sont les maîtres du jeu et tendent à imposer un modèle unique pour l'humanité toute entière. Le Marché reprend l'idéal communautaire d'un grand corps compact qui indifférencie les individus, les fusionne, en sacrifie officiellement quelques-uns pour le bien du plus grand nombre (dans la réalité beaucoup pour le bien de quelques-uns). Refusant ce paradigme totalisant, le mouvement altermondialiste n'a pas pour ambition de proposer un modèle alternatif unique.




a question posée consiste donc à se demander quels sont les préalables pour que les mouvements sociaux qui naissent au Sud et au Nord, qui se coordonnent, ne reproduisent pas eux-mêmes des représentations qui feraient perdurer sous d'autres formes que les formes traditionnelles les rapports de domination et l'impérialisme culturel qui s'exerce du Nord sur le Sud.

Pour avancer dans la réflexion, il est nécessaire de sortir d'une représentation binaire des rapports Nord-Sud. La globalisation crée aussi des nouveaux riches dans le tiers-monde, elle accroît le nombre des pauvres et des déracinés dans les pays riches. Partout les inégalités augmentent, entre pays riches et pays pauvres et à l'intérieur même de ces pays. Mais également, l'impact de la mondialisation libérale est différent pour les hommes et pour les femmes : elles subissent en effet de plein fouet les effets des plans d'ajustement structurel dans les pays du Sud et ceux de la précarisation dans les pays du Nord.

C'est aussi à partir de ces situations que peuvent changer les représentations traditionnelles.

L'image au Nord des peuples du Sud est constitutive des rapports de domination engendrés par les rapports capitalistes et le système colonial. Mais dans les pays du Sud, l'image de l'Occident est elle-même fabriquée par ces rapports de domination. Le messianisme promettant l'abondance pour tous exerce une attraction et c'est aussi la fascination pour le modèle américain qui crée l'humiliation et le ressentiment pour tous ceux qui ne peuvent l'atteindre.

C'est précisément la force et l'espoir du mouvement alter-mondialiste de confronter et dépasser ces visions, de passer de l'ordre de la réaction à celui de la résistance, du repli identitaire et narcissique à la construction d'alternatives, au Nord et au Sud.

Penser en termes de colonialisme ou de coopération, n'est-ce pas déjà projeter sur l'autre une potentialité de " colonisé ", de victime, le réduire à une identité unique, et le priver ainsi de toute possibilité d'agir de manière autonome?

C'est la raison pour laquelle nous ne pouvons penser les relations Nord-Sud selon le schéma binaire : l'Occident et les autres. Que la tradition occidentale, au nom d'un universalisme abstrait ait enfanté les colonialismes, c'est un fait. Mais penser des alternatives suppose de sortir ensemble de ce choix binaire : colonisateurs-colonisés. Le néo-libéralisme, c'est aussi l'occidentalisation du monde. Le c¦ur de l'Occident n'est pas seulement dans les pays occidentaux.




ous héritons d'une histoire, souvent douloureuse, nous avons des cultures différentes. Mais cette différenciation culturelle traverse les sociétés elle-mêmes, au Nord comme au Sud. Rester dans l'abstraction de la différence empêche de considérer les sujets sociaux à part entière. La reconnaissance de la différence devrait être posée comme la reconnaissance du droit à être différent-e-, quelles que soient les cultures, et à l'intérieur même de sa propre culture.

"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament" écrivait René Char dans ses poèmes de résistance. Cela signifie que si nous avons un héritage à connaître et si nous avons pour cela un impératif de mémoire, le mode d'emploi de cet héritage n'est écrit nulle part. L'effort de mémoire, les repentances, ne doivent pas se substituer à la pensée : que faisons nous de notre héritage ? Le texte reste à écrire.

L'autre, l'étranger, le Sud, n'est pas seulement l'opprimé ou le colonisé ou le dominé. Il ne nous parle pas seulement de lui à partir de son histoire, de sa culture, il est également celui qui nous parle de nous. Ce n'est pas un hasard si les luttes contre la privatisation du vivant sont portées par des mouvements paysans (commeVia Campesina), qui en mettant en cause l'agriculture productiviste conduisent à considérer le rapport à la Nature autrement que dans un rapport de possession et d'exploitation de ressources. Ainsi des valeurs différentes, prises dans le mouvement, peuvent non pas se rajouter ou vivre à côté, mais le féconder et l'enrichir.




onstruire un être en commun, habiter ensemble la planète ne peut se faire par addition des différences posées comme absolues. Pour dominer, l'Occident a eu besoin de reproduire en permanence des fractures, largement imaginaires comme l'a montré en particulier l'intellectuel palestinien Edward Saïd. Elles prennent aujourd'hui la forme de différences culturelles et religieuses. La représentation même de l'Occident a changé : c'est l'héritage judéo-chrétien qui est mis en exergue aujourd'hui au lieu de l'héritage gréco-romain revendiqué à la Renaissance et par la philosophie des Lumières. Les discours identitaires nourris par ces oppositions, qu'ils soient occidentaux ou anti-occidentaux, renforcent le discours néo-libéral : face à de telles fractures posées comme absolues seules les règles objectives et neutres du libre-échange et de l'échange marchand peuvent assurer la paix, nous disent les libéraux.




n imposant la fatalité d'une loi économique naturelle, universelle et transcendante, illustrée par la main invisible du Marché, la mondialisation libérale tend à nous assigner à résider dans un monde où le choix n'aurait plus lieu d'être. La règle fondamentale est la règle du Marché, déclinée en fonction de différences culturelles absolutisées, instrumentalisées et marchandisées. C'est là sans doute que réside la plus grande faillite et l'effondrement de la culture occidentale, dans ce qu'elle a de meilleur : la mise en question des bases sur lesquelles sont construites les sociétés, c'est-à-dire la condition même de la vraie politique. Il ne nous reste plus que le pire: une culture de l'argent, du gadget et des armes.

C'est pour toutes ces raisons que les rapports Nord-Sud, du côté des mouvements sociaux, ne peuvent se construire qu'à partir de l'affirmation de la nécessaire invention et création d'un monde commun, c'est-à-dire à partir du politique.





a mondialisation actuelle prétend réaliser le rêve d'universalité. Or précisément, nous savons que ce modèle, même si nous le souhaitions, n'est pas universalisable. Pour diverses raisons dont la plus importante et objective est celle des limites écologiques à la production infinie de marchandises. La mondialisation libérale restreint concrètement l'universalisme de nos idéaux politiques : la valeur d'égalité n'a aucun sens dans ce cadre-là. Au nom de quoi, si nous restions prisonniers de ce modèle, restreindrions-nous la consommation d'énergie des chinois, africains ou indiens ? Et pourtant, dans un monde inchangé, l'effet de serre produirait ces restrictions, comme l'indique le cynisme du gouvernement américain concernant l'accord de Kyoto.




oilà pourquoi le slogan "agir local, penser global" prend tout son sens. Penser les rapports Nord-Sud, c'est agir ici, au Nord, en intégrant en même temps les questions des rapports Nord-Sud.
C'est ainsi que des hommes et femmes particuliers, des groupes ou sociétés particulières peuvent à un moment actualiser l'universel et faire vivre les inévitables tensions entre le particulier et l'universel.




lusieurs exemples indiquent comment à partir d'expériences particulières se construisent des règles communes, un universel concret. La dette des pays du Tiers-Monde est passée de 50 milliards$ au début des années 1970, à plus de 2500 milliards aujourd'hui. Dans cette même période, le service de la dette a été multiplié par 6. C'est un véritable mécanisme de subordination des pays du Sud.

Les politiques de rééchelonnement menées par le FMI et la Banque Mondiale imposent une série de mesures qui ont pour effet de détruire toute vie communautaire ou collective : réduction des dépenses budgétaires (éducation, santé), privatisations des ressources et de la terre, suppression des subventions pour les produits de base, privatisation du système bancaire, ouverture des frontières, priorité à l'exportation. Les prêts accordés par la Banque Mondiale pour réaliser ces projets se soldent par l'abandon de l'agriculture vivrière et la ruine des paysans, sans parler des grands projets énergétiques comme en Inde sur le fleuve Narmada qui vont provoquer l'expulsion de millions de paysans et paysannes.

Le combat pour l'annulation de la dette est un préalable pour que puissent vivre et se pérenniser des alternatives dans les pays du Sud. Plusieurs réseaux internationaux, faits d'organisations du Sud et du Nord, travaillent dans ce sens-là, en soulignant à juste titre qu'il ne s'agirait pas d'un geste charitable et magnanime des banques du Nord mais d'un principe de justice dans la mesure où par le jeu des taux d'intérêt, la dette véritable a été remboursée plusieurs fois.

De même quand des organisations du Tiers-Monde luttent pour empêcher les grandes multinationales de s'approprier les circuits de distribution de l'eau, quand elles inventent des circuits solidaires de distribution, elles rejoignent le combat des associations qui ici au Nord tentent de permettre la réappropriation de la distribution déjà concédée à ces firmes. Elles se retrouvent dans l'idée commune d'un Contrat Mondial de l'Eau : l'eau ne saurait être une marchandise, c'est un bien commun de l'Humanité, l'accès à l'eau potable doit être un droit universel, quelles que soient les valeurs culturelles ou religieuses attachées à l'eau. Cela suppose pour nous de renoncer à penser l'eau comme simple ressource économique. Cela signifie l'exigence de penser ensemble des modèles de société, ancrés dans des histoires et cultures particulières, qui permettent la réalisation de ce droit universel. C'est le chemin des mouvements altermondialistes.
Quand des colombien-e-s ou des indien-e-s luttent pour la réappropriation de l'eau, ils et elles sont à la fois citoyens et citoyennes de Colombie ou d'Inde, membres d'une communauté plus restreinte, et sujets de la résistance au néo-libéralisme.
Les demandes insatisfaites ne peuvent se formuler en terme de différence mais au nom d'un principe universel qu'une minorité partage avec le reste de la communauté : ici par exemple le droit d'accès à l'eau.

Enfin, l'accord sur les droits de propriété intellectuelle dans le cadre de l'OMC organise un véritable hold-up sur le vivant, une bio-piraterie, puisqu'il étend le domaine des brevets à celui de la " découverte " des variétés végétales. C'est sans nul doute la forme la plus achevée du colonialisme et du pillage du Tiers-Monde par les multinationales : une fois brevetée, une plante n'appartient plus au patrimoine commun, elle devient une marchandise qu'on ne peut plus se procurer que par le Marché. C'est le même processus que la privatisation des semences et le développement des semences transgéniques.

Les résistances au Nord et au Sud dans le cadre de Via Campesina notamment mettent à jour une conscience humaine universelle, qui tout en puisant à des registres culturels différents, affirme le droit universel à l'autonomie alimentaire.




evenons en conclusion à la question posée pour cette table-ronde. Nous avons tenté de mettre en évidence le sens et la portée du mouvement social mondial et les exigences dont il est porteur. Pour nous ici, il s'agit de ne pas faire miroiter le faux espoir d'un " rattrapage " économique des pays les plus pauvres. Cela suppose de mettre en ¦uvre et de penser des alternatives au modèle de croissance et de développement actuels. Cela peut se manifester par des actions collectives mais aussi par des gestes quotidiens, par exemple le refus de consommer des produits dont nous savons qu'ils sont porteurs d'appauvrissement dans le Tiers-Monde. Il s'agit également de montrer à quel point la lutte contre la pauvreté, version Banque Mondiale ou FMI, est en fait une lutte contre les pauvres, qui a moins pour fonction d'éradiquer la pauvreté que d'augmenter le pouvoir de ceux qui mènent le combat.

C'est à partir de nos résistances et d'expériences concrètes menées en commun, que nous dessinerons ensemble un espace politique qui peut être défini avec la philosophe Hannah Arendt comme un espace de la diversité, de la rencontre de l'Autre, où se construit un être-en-commun, au-delà des différences.

Geneviève Azam (économiste et professeur à l'université de Toulouse Le Mirail, membre du conseil scientifique d'Attac France)
24 octobre 2003.

 
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