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(par Pierre Bachman) Les normes comptables ne sont pas neutres. L'organisme ou la puissance qui les détermine est un acteur important de la régulation de l'économie. En 2000 l'union européenne a pris une décision majeure: les Européens vont renoncer progressivement à leurs normes comptables nationales au profit d'un ensemble de règles élaborées par une entité privée dite «indépendante» dont les structures se partagent entre les États-Unis et la Grande-Bretagne : l'International Accounting Standards Board (IASB). Toutes les entreprises cotées en bourse devront appliquer les normes de l'IASB, dite IAS ou maintenant IFSR, au 1er janvier 2005


L'IASB ou la perversion comptable

Le 13/04/2005
Grain de sable
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es normes comptables ne sont pas neutres. L'organisme ou la puissance qui les détermine est un acteur important de la régulation de l'économie.

En 2000 l'union européenne a pris une décision majeure: les Européens vont renoncer progressivement à leurs normes comptables nationales au profit d'un ensemble de règles élaborées par une entité privée dite «indépendante[1]» dont les structures se partagent entre les États-Unis et la Grande-Bretagne: l'International Accounting Standards Board (IASB). Toutes les entreprises cotées en bourse devront appliquer les normes de l'IASB, dite IAS ou maintenant IFSR[2], au 1er janvier 2005.

Cela va profondément modifier la donne économique internationale dans la mesure où auparavant il y avait autant de plan comptable que de pays. Désormais il n'y aura plus que deux systèmes référents; l'américain et celui de l'IAS. Toutefois, il faut savoir que ce dernier est essentiellement aligné sur les normes du système américain.

L'objectif visé est boursier, destiné à assurer la transparence et la comparabilité des comptes des entreprises pour une meilleure efficacité des marchés financiers mondiaux. En fait il s'agit de permettre aux investisseurs institutionnels et éventuellement, dans le cadre des règles destinées à protéger les actionnaires minoritaires, de permettre aussi à ceux-ci, d'évaluer par des règles communes, la profitabilité de leurs investissements et de sécuriser autant que faire se peut l'accumulation des capitaux.

Il s'agit donc d'une aggravation de l'ensemble des règles de gestion de l'économie mondiale tournant le dos à la satisfaction des besoins, au codéveloppement durable, aux solidarités internationales.

Norme IAS et reversement de perspective.

Aujourd'hui, la comptabilité française est présentée sous une forme précise établie par le plan comptable tel qu'il a été revu en 1982. Ce plan comptable rend compte de l'activité des entreprises, bien sûr sous un aspect marchand et monétaire, en vue d'évaluer leur contribution à la création collective de richesse nationale et de permettre une fiscalité assise sur cette richesse crée. C'est ainsi qu'il est possible de calculer ce que les comptables et les statisticiens français appellent la valeur ajoutée. La somme des valeurs ajoutées créées par toutes les entreprises s'appelle la PIB. Toute la comptabilité nationale, la comptabilité des affaires sont basées sur ce plan comptable. Il en est de même pour le contrôle de gestion des entreprises exercé par exemple par les comités d'entreprises. Toute une culture d'intervention dans la gestion s'est constituée à partir de cette vision comptable de l'activité. Une telle approche comptable, même si elle peut être critiquée sur un certain nombre d'aspect, permet le débat sur la production de richesse, sur sa répartition, sur l'efficacité économique et sociale. Elle permet par exemple d'argumenter sur l'idée de sécurité sociale professionnelle ou de sécurité d'emploi et de formation, ou enfin de statut du travail et des travailleurs car elle sous tend une certaine idée de solidarité économique et sociale.

Le plan comptable rend compte de l'activité en la décomposant en charges par nature comme les consommations intermédiaires, les amortissements, les dépenses de personnel, les impôts, les diverses provisions etc. C'est cette décomposition qui permet de calculer la richesse crée : la valeur ajoutée.
Tout le travail politique, associatif ou syndical sur les "nouveaux critères de gestion" et l'intervention sur les stratégies est fondé sur la culture qui découle de cette représentation de l'activité. Le patronat lui-même avait l'habitude de dire que l'objectif de l'entreprise était de produire de la richesse (il s'agissait alors d'opposer production de richesse à créations d'emplois).

Les nouvelles normes de l'IAS vont dans un premier temps marginaliser, puis à terme très probablement supprimer toute approche possible en ce sens.
Elles visent uniquement à permettre la planification la plus sûre possible des prévisions de profits pour les investisseurs financiers. Ainsi, aujourd'hui, pour les grandes entreprises internationales, il ne s'agit plus de richesse mais de produire de la valeur pour les actionnaires. Il faut donc permettre à la fois des bénéfices mais surtout la création de plus-value par une cotation élevée des actions à la Bourse.

Les normes IAS présentent trois caractères mortifères : la décomposition à terme exclusive, de l'activité en charges par fonction, la plus grande des libertés laissée pour la prise en compte des amortissements et valeur des actifs (goodwill), l'affichage des profits financiers potentiels (fair value). Il s'agit, pour l'économie européenne et plus particulièrement pour l'économie française, d'un véritable renversement de perspective.
La décomposition de l'activité en charges par fonction signifie que seront comptabilisées les fonctions de production, de commercialisation, de recherche, de marketing, de vente, administratives etc. il n'est pas inintéressant de disposer d'une telle représentation de l'activité toutefois, dans la norme IAS, elle sera très probablement exclusive de toute autre représentation au lieu de considérer la complémentarité ou la subsidiarité avec la décomposition par nature.

La prise en compte des amortissements et actifs symbolise la variabilité constante des normes de l'IAS et son alignement sur les normes américaines.
Par exemple ; en 1993 la prescription pour les amortissements était de 5 ans au maximum, sous l'influence de la comptabilité dite statique allemande. En 1998, sur la base d'une démonstration dite scientifique, la durée d'amortissement est passée à vingt ans maximum, représentant un compromis entre les normes allemandes et les normes dites dynamiques américaines. En 2002, une révision au nom de la convergence avec la position américaine, a établi qu'il n'y aurait pas d'amortissement systématique. C'est une remise en cause sans démonstration par alignement sur la position US telle qu'elle vient d'être édictée récemment. On passe de 40 ans possibles (ancienne norme US) pour la prise en compte des amortissements à l'absence d'amortissement systématique (nouvelle norme US). Ceci autorise une réelle manipulation dans la présentation et dans le calcul des résultats d'une entreprise permettant les comptes les plus flatteurs et les exonérations fiscales les plus importantes possibles.

De leur côté, les actifs pourront être surévalués grâce au goodwill, élément d'actif incorporel qui, correspond aux bonnes relations de l'entreprise avec ses clients, à la qualité de ses « ressources humaines », à un emplacement favorable, à sa réputation et à de nombreux autres facteurs qui permettent à l'entreprise de réaliser des bénéfices réels ou supposés supérieurs à la normale. Cet élément n'est généralement pas comptabilisé[3] sauf en cas d'acquisition. Cet écart d'acquisition ou goodwill, différence entre le prix d'achat et la valeur comptable de la firme acquise, n'est pas une simple écriture. Comme l'illustrent les exemples de Vivendi ou de France Télécom, son amortissement (en cas de crack qui transforme le goodwill en badwill) a un impact très négatif sur le résultat net de l'acquéreur. Une étude sur 46 grandes sociétés françaises montre que plus la survaleur est élevée, moins l'acquisition a de chances d'être un investissement «créateur de valeur[4]» et moins le cours de Bourse sera favorable, après avons cru le contraire en pendant toute la période dite de «nouvelle économie»!

Autre exemple, l'expertise commanditée par le comité d'entreprise du Crédit Lyonnais[5] montre que «les conditions onéreuses de l'acquisition (du Crédit Lyonnais par le Crédit Agricole NDLR) vont peser sur les résultats futurs du groupe».

Le cabinet auteur de l'étude évalue à 8,9 milliards d'Euros la survaleur payée (goodwill) entre la valeur d'acquisition du crédit lyonnais et sa valeur comptable actuelle. Avec une hypothèse d'amortissement de cette sur-valeur sur vingt ans (durée de vie supposée, cf. ci dessus), le cabinet prévoit une diminution du résultat du groupe dont l'importance va peser lourdement sur sa rentabilité ainsi que sur le rendement de ses fonds propres. En d'autres termes ; lors de l'achat du Crédit Lyonnais par le Crédit Agricole, il a été fait une hypothèse de profit futur[6] extrêmement élevée de façon à rassurer les marchés financiers sur la valeur à court terme de l'action et simultanément porteuse de stratégies tout entières tournées vers l'obtention de cet objectif.
On imagine alors à quel point ce genre de comportement, issu d'une théorisation de l'imprudence financière et boursière, va avoir des conséquences ravageuses sur le plan social tout en ne donnant aucune sécurité sur l'avenir de l'entreprise. C'est parce que de telles pratiques se sont fortement développées ces dernières années que de très grandes entreprises, surestimant largement leur profitabilité future en vue de doper la valeur immédiate de leurs actions, sont aujourd'hui en difficulté ou même en faillite alors que jusqu'à présent on les considérait comme trop importantes pour subir des aléas économiques mortels («too big to fall»).
On peut aussi supposer que les fusions-acquisitions ont aussi le même objectif et que cette pratique comptable va (ou à pu) les favoriser. C'est pour cela que l'on parle dans la presse économique du «marché des fusions-acquisitions» qui est actuellement peu actif à cause d'une bourse en croissance modérée au grand dam des «investisseurs institutionnels[7]».

Il faut alors bien voir que les normes IAS pourront être fluctuantes au gré des rapports de forces, des conjonctures économiques, des visées stratégiques des firmes, des groupes et des cabinets d'audits les plus importants.

Plus problématique encore est la théorie du fair-value. Le fair-value ou «juste valeur» correspond à la somme des plus-values ultérieures attendues et actualisées sur une période de vie de l'entreprise. Il s'agit là d'une vision particulièrement spéculative sur la capacité de l'entreprise à produire et à planifier du profit financier (bénéfices et surtout plus values d'actions) sur une durée incertaine. Il n'y a donc de ce point de vue rien d'objectif mais un rapport de force ou un rapport totalement subjectif à la confiance faite à des données comptables avancées par l'entreprise ou par le groupe. La nouvelle normalisation comptable est en particulier destinée à construire ce rapport de confiance qui repose pour une bonne part sur des mythes, sur des croyances et des bases irrationnelles. Pour autant, il fonde une pseudo science qui fait un large appel à la modélisation et au calcul mathématique. De ce point de vue, il faut lire la critique acerbe d'un économiste comme Renato Di Ruzza dans son ouvrage «De l'économie politique à l'ergologie» : «Les économistes n'ont rien à dire sur la marche du monde, et les théories qu'ils utilisent sont bonnes à jeter aux orties : incohérentes, incapables de définir clairement les variables qui leur servent de fondement, ces théories ne sont là que pour alimenter une mythologie scientiste et pseudo savante qui n'a d'autre objet que de fournir des justifications à certains comportements et à certaines pratiques».

C'est ainsi que Jacques Richard, professeur de comptabilité à l'université de Paris-Dauphine, conclue un article sur les nouvelles normes comptables dans la revue Analyse et Documents Economiques de la CGT (n° 96 de juin 2004) par les termes suivants: «nous pouvons donc, en conclusion, émettre trois hypothèses fondamentales: la première est que le capitalisme comptable s'est doté de théories qui permettent d'avancer l'apparition des bénéfices dans le cycle d'investissement; la deuxième est qu'il n'hésite plus, pour augmenter effectivement ses performances, à comptabiliser deux fois les mêmes bénéfices; la troisième est que toutes ces transformations ou manipulations sont essentiellement destinées à distribuer plus rapidement et plus massivement des résultats aux managers et aux actionnaires»

Conséquences.

 o  Un changement radical et probablement totalitaire de perspective vers le "tout financier" étouffant des approches économiques et sociales fondées sur la création de richesses réelles, même si ces approches restent marchandes et soulèvent de nombreux problèmes de méthodes et de sens.

 o  Un désengagement accru de la responsabilité sociale et territoriale des entreprises les plus importantes. Tout au plus, des codes de bonne conduite pourraient être discutés et acceptés dans le cadre de ce que l'on appelle la gouvernance. Il faut bien voir que ces codes de bonne conduite sont loin de répondre aux exigences de démocratie, de développement et qu'ils auront comme fonctions essentielles de travailler sur l'image de l'entreprise en question.

 o  Un désengagement probable de la responsabilité environnementale des firmes avec, de ce point de vue, la mise en place de codes de bonne conduite dans le même esprit de ce qui vient d'être vu ci-dessus.

 o  Une démission aggravés des institutions publiques et des pouvoirs politiques. Ceci est particulièrement préoccupant pour l'Union Européenne et les États-nations qui la composent.

 o  Des difficultés permanentes et sans nom pour appréhender la situation réelle des firmes du point de vue des salariés et de collectivité. Leurs droits en matière de contrôle s'en trouveront objectivement amoindris jusqu'au point, si les rapports de force deviennent encore plus favorables au capital, de se trouver supprimés et remplacés par quelques recommandations à destination des actionnaires salariés. L'expérience des administrateurs salariés des grands groupes où les comptes consolidés s'inspirent déjà de l'IAS et varient sans cesse selon les stratégies (pour ne pas dire les humeurs) de leurs dirigeants est là pour nous alerter fortement sur les dérives mégalomaniaques suscitées par de telles normes (France-Télécom, Enron, Vivendi, Aol-Time Warner, privatisation d'Air France, d'EDF.).

 o  L'instauration d'un système d'entreprises à deux vitesses, aux responsabilités et aux comptabilités distinctes ; celles relevant de l'IAS et celles restant, pour le moment, soumises au plan comptable habituel.

 o  Une dérive accrue vers des normes privatisées pour la gestion des services publics.

 o  Une pression constante pour généraliser les normes IAS à l'ensemble des acteurs économiques, PME, économie sociale, services publics etc.. Ainsi, à moyen ou long terme, la norme comptable généralisée risque de devenir celle-ci. Si cela était, ce basculement irait probablement de pair avec des reculs culturels, idéologiques, productifs, syndicaux, sociaux et politiques importants. Il n'y a donc pas qu'un phénomène de technique comptable qui est en jeu mais un affrontement politique, social et culturel réel. A terme: disparition de la comptabilité publique et des comptes sociaux.

 o  A court terme, la mise en place de la norme génère de fortes contradictions et des conflits d'intérêts entre divers Etats et divers groupes. Sont contre en France la plupart des juristes, la plupart des banquiers et des assureurs, certains managers traditionnels (économie réelle). Ne sont pas hostiles la plupart des dirigeants des multinationales et les grandes firmes d'audit. L'IAS va aussi engendrer des difficultés et une activité analogue ou plus importante que celles issues du passage à l'Euro.

Pierre Bachman, décembre 2004.


[1] IASB : technostructure implantée à Londres dont les membres sont nommés par un conseil d'administration situé aux Etats-Unis, dans l'Etat du Delaware.
[2] «International Financial Reporting Standard» créé par l'IASB.
[3] après avoir scientifiquement démontré que le goodwill devait être systématiquement amorti, l'IASB a décidé de remettre en chantier son traitement de la question dès que les autorités américaines ont changé d'avis sur la question.
[4] En bourse.
[5] Cf. journal La Tribune du 4 février 2003 page 18.
[6] Planification du profit sur une hypothèse de vie du groupe de 20 ans grâce à des modélisations mathématiques, cache sexe de la pseudo sciences économiques.
[7] Banques, compagnies d'assurances, fonds spéculatifs, fonds de pensions. Les «Zinzins» pour les intimes !

 
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