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14 novembre 2003 - 2ème Forum Social Européen (par Claude Poliak) "Je voudrais faire quelques commentaires - qui paraîtront peut-être un peu désenchanteurs - sur la question de la mobilisation, de l'engagement politique des classes populaires"


Comment gagner les majorités aux idées du mouvement altermondialiste?

Le 03/12/2003
Grain de sable
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e voudrais faire quelques commentaires - qui paraîtront peut-être un peu désenchanteurs - sur la question de la mobilisation, de l'engagement politique des classes populaires. On reproche souvent son pessimisme à la sociologie lorsqu'elle énonce des lois sociales, des régularités empiriquement constatées, par exemple, en l'occurrence, la distance des classes populaires à la politique. En fait, je pense que la connaissance des lois tendancielles du monde social est la condition absolument nécessaire pour tenter de contrarier l'accomplissement de ces lois. On s'expose sinon à tenir des propos incantatoires et à laisser la situation en l'état.

Il n'est pas question de nier la désaffection actuelle à l'égard des partis, voire des syndicats, qui se traduit par la chute des effectifs, mais aussi par l'abstention. Cette désaffection a bien sûr beaucoup à voir avec les transformations du champ politique. Cela étant dit, il faut, je crois, rappeler que l'indifférence "à la politique" - au sens large - des membres des classes populaires est loin d'être un phénomène nouveau et qu'il y a des raisons structurelles à cette auto-exclusion.

De ce point de vue, le mouvement altermondialiste est confronté, en fait, aux mêmes problèmes que les organisations partisanes d'hier et d'aujourd'hui, notamment le problème de la coupure entre des professionnels de la politique et des profanes qui n'ont ni les mêmes conditions d'existence, ni les mêmes ressources scolaires et culturelles, ni, bien sûr le temps libre nécessaire à tout investissement politique durable, ni non plus les mêmes intérêts à "faire de la politique".

Il faut rompre avec une vision enchantée de la théorie démocratique du citoyen, avec une croyance naïve dans l'égalité formelle devant la politique et prendre acte du fait que tous n'ont pas les moyens d'exercer les droits qui leur sont reconnus. Autre manière de le dire, les démocraties modernes reposent sur un mécanisme censitaire caché. L'abstention, l'indifférence à la politique ne sont pas socialement distribuées au hasard. Elles concernent, pour l'essentiel, les plus démunis économiquement, scolairement, culturellement. Bref, il y a des conditions sociales d'accès à la politique: comme les conditions sociales de la réussite scolaire, elles ne sont pas seulement matérielles, mais aussi culturelles. La politisation est liée à la possession d'une compétence politique qui est, de fait, monopolisée par les professionnels de la politique. La compétence politique peut être définie comme la capacité à reconnaître une question comme politique et à la traiter comme telle. Cette capacité suppose de se percevoir, c'est-à-dire aussi d'être reconnu comme habilité à s'occuper des affaires politiques.




près tout, il n'est pas difficile de comprendre que le perpétuel souci du lendemain, l'absence de temps libre et un faible niveau d'instruction ne sont pas propices à l'engagement politique. Et il suffit d'un peu d'imagination pour comprendre que l'obstacle à l'engagement politique qu'opposent ces conditions objectives est redoublé par le " fatalisme " associé au sentiment d'impuissance : " on n'y peut rien ". Fatalisme aujourd'hui renforcé par la montée de l'individualisme indissociable de la pensée néo-libérale sous toutes ses formes.

Que faire pour tenter de surmonter ces obstacles ? Les réponses ne sont évidemment pas simples. Je voudrais simplement indiquer quelques pistes pour briser le pessimisme de ces propos.

 o  La mobilisation suppose la croyance en la possibilité d'agir sur le monde social. De ce point de vue, le mouvement altermondialiste en construisant pas à pas une nouvelle "utopie réaliste" - "un autre monde est possible" -, peut contribuer à briser le fatalisme. On peut, en effet, modifier la réalité sociale en modifiant la représentation que s'en font ceux qui la vivent. Encore faut-il que ce discours critique porteur d'espoir se fasse entendre au-delà du cercle des professionnels de la politique.

 o  La conquête des esprits peut et doit viser explicitement les classes populaires. Ainsi, la définition d'ATTAC comme mouvement d'éducation populaire tourné vers l'action doit-elle être prise au sérieux, en s'inspirant des expériences du passé, tout en les analysant. En n'oubliant pas, par exemple, que les organisations des classes dominées étaient et sont encore parfois des lieux de formation où les militants, tout en acquérant une culture politique, retrouvent le sentiment d'une dignité mise à mal par l'école et par le monde du travail.

On peut aussi penser que l'élévation du niveau scolaire qui s'accompagne souvent du sentiment de déclassement de tous ceux qui occupent des emplois qui ne correspondent pas aux diplômes qu'ils possèdent, et donc à leurs espérances, peut être un élément favorable à la politisation. On a observé, par exemple, qu'une des manières de gérer le déclassement, pour conserver une estime de soi, est l'investissement dans des activités artistiques ou culturelles. L'investissement dans des activité politiques peut remplir exactement la même fonction.

 o  Il faut aussi rappeler qu'il y a des intérêts à "faire de la politique", des gratifications, ce qui n'enlève évidemment rien à la croyance dans la cause à défendre. On doit, je crois, tenir compte de ces gratifications pour comprendre les engagements militants. Outre l'estime de soi et l'estime de ses pairs, bref la réassurance qu'il procure, l'univers militant est aussi un univers de sociabilité, de convivialité, un espace d'intégration qui brise l'isolement, pour autant et pour autant seulement, encore une fois, que les professionnels de l'altermondialisme ne reproduisent pas la clôture spontanée entre profanes et professionnels.

 o  Dernier point que je voudrais mettre en débat : la question de la délégation. Elle n'est évidemment pas sans rapport avec ce qui précède. La délégation implique, il est vrai, est une dépossession des moins compétents au profit des plus compétents. Le contrôle de celui qui parle au nom du "groupe parlé" soulève de nombreux problèmes. Il me semble néanmoins que tirer toutes les conséquences des raisons de l'éloignement des classes populaires du jeu politique invite à réhabiliter les mécanismes de délégation, en tentant d'en contrôler les effets les plus néfastes. La tendance dans ce qu'on appelle les " nouveaux mouvements sociaux " à opposer aux mécanismes de délégation des modes de participation plus ou moins informelle supposés exprimer la parole "libre" de tous les citoyens, ignore ou feint d'ignorer que seuls s'expriment ceux qui ont des propriétés sociales et d'abord scolaires qui permettent de le faire et laissent sur le chemin tous les autres. Ici comme ailleurs, le laisser-faire aboutit le plus souvent à l'émergence de porte-parole auto-proclamés dont la représentation démocratique est loin d'être avérée. On peut le déplorer, mais je pense que les plus démunis ne peuvent réellement se faire entendre, en tant que groupe, qu'en choisissant leurs porte-parole. "Il faut toujours risquer l'aliénation politique pour échapper à l'aliénation politique", disait Pierre Bourdieu.
On rejoint ici la question de compétence, donc de la formation politique des éléments des classes populaires les plus prédisposés à " faire de la politique ": ils trouvent leur légitimité dans la reconnaissance que leur accorde ceux qu'ils représentent. Cette reconnaissance repose, au moins pour partie, sur la proximité sociale entre représentants et représentés, sur l'expérience des mêmes conditions d'existence et les manières d'être et de faire qu'elles impliquent. En d'autres termes, tirer les conséquences de ces quelques données suppose que le mouvement altermondialiste se donne les moyens d'être présent non seulement dans les "banlieues" ou les cités les plus démunies, mais aussi sur les lieux de travail auprès des ouvriers et des employés, avec les organisations syndicales, en s'efforçant de situer les combats sectoriels dans la lutte contre la mondialisation libérale.

Claude Poliak (Sociologue, chercheur au CNRS, membre du conseil scientifique d'Attac)

 
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