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(Par James Petras) Cher José Saramago, Tout récemment, la Colombie (connue par son gouvernement fascisant, ses escadrons de la mort et les groupes paramilitaires), est devenue la destination favorite de quelques intellectuels occidentaux où ils dissertent sur le bien et le mal


Lettre ouverte à José Saramago - Le lauréat du Prix Nobel souffre d'une amnesie historique bizarre

Le 19/01/2005
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her José Saramago,

Tout récemment, la Colombie (connue par son gouvernement fascisant, ses escadrons de la mort et les groupes paramilitaires), est devenue la destination favorite de quelques intellectuels occidentaux où ils dissertent sur le bien et le malŠ Ainsi, Susan Sontag condamnait la Révolution Cubaine et vous faisiez de même avec les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie - FARC. Avant tout, je voudrais dire que vous êtes libre de faire la promotion de votre livre dans n'importe quel coin du monde, mais pas pour chanter les mérites imaginaires d'un régime responsable de milliers de morts et du déplacement forcé de plus de 2 millions de paysans. En tant qu'homme, autoproclamé, de gauche, vous êtes au courant des faits politiques du monde, en particulier ceux concernant l'Amérique latine où vous vous êtes rendu à plusieurs reprises et où vous vous êtes entretenu avec de nombreux journalistes, des intellectuels, des politiciens et d'autres "faiseurs d'opinion".

Lorsque vous parlez, vous interprétez et jugez des hommes politiques, des groupes politiques, des pays, et vous le faites selon une sélection de faits et d'opinions qui vont dans le même sens que vos valeurs et vos intérêts. Vous parlez depuis une perspective idéologique à partir de laquelle vous émettez vos jugements.

Lors de votre visite en Colombie vous avez disqualifié deux groupes de guérilla, les FARC et l'ELN (Armée de Libération Nationale) : "En Colombie il n'y a pas de guérilla, ce sont tout juste des bandes armées". Vous en êtes venu à affirmer qu'ils ne sont pas de vrais communistes car, "ils enlèvent des gens contre rançon et assassinent, violant ainsi les droits de l'homme ; peut-être au début ils l'étaient, mais plus maintenant". Vous dites enfin, que la lutte de la guérilla ne se justifie que si "un pays est occupé par un envahisseur étranger et que le peuple doit s'organiser pour résister."

Saramago, vous savez pertinemment qu'il y a beaucoup de situations pour lesquelles un peuple se soulève en vue de renverser ses oppresseurs: des dictatures militaires, des régimes civils scélérats, de grands propriétaires terriens et leurs escadrons de la mort, etc. Mon cher José, vous avez certainement en mémoire la résistance armée contre Franco, le renversement de la dictature portugaise en 1974, ainsi que la résistance de la guérilla populaire en Amérique Centrale aux "régimes civils" totalitaires du Nicaragua, El Salvador et Guatemala. Ou pensez-vous peut-être que les guérillas de Zapata, Farabundo Marti et autres Fidel Castro n'étaient que des "bandes armées" car elles n'ont pas suivi vos préceptes concernant le "vote blanc". Ils ne se sont pas soulevés contre un envahisseur étranger (bien qu'il y avait du capital, des conseillers militaires et des armements étrangers). Je crains, José, que votre critère politique nierait les grandes figures et les luttes d'émancipation du XXe siècle.

Mais mettons de côté pour un moment votre malheureuse amnésie. Parlons en des guérillas colombiennes, en particulier des FARC. Les FARC furent constituées en 1964 par 46 paysans, qui après de nombreux efforts pour bâtir des communautés paysannes pacifiques, ont été persécutés par l'armée colombienne qui détruisit leurs récoltes, leurs maisons et leurs troupeaux, assassinant au passage leurs familles, leurs amis et voisins. Et tout ceci sous un régime civil élu, oligarchique et répressif, conseillé, vous pouvez en être sûr, par des Forces Spéciales américaines. Auraient-ils dû verser des cendres sur leurs têtes, se cacher sous un buisson et attendre les élections suivantes pour voter blanc? Auraient-ils eu la vie sauve lorsqu'ils seraient allés aux urnes? 20 ans après les FARC négociaient un accord de paix avec le président de l'époque, Belisario Betancourt (1982-1986), pour que ses militants et quelques uns de leurs leaders puissent former un parti politique, l'Union Patriotique, qui prendrait part aux élections présidentielles et législatives de 1986. Entre 1984 et 1989 plus de 5 000 membres et militants ont été assassinés par l'armée colombienne, la police et les escadrons de la mort, y compris deux candidats populaires à la présidence. Les FARC sont retournées à la lutte armée.

Est-ce à ce moment précis, Don José, que les FARC ont cessé d'être communistes? Doivent-ils encore bourrer les urnes de "votes blancs"? A partir d'où : depuis l'exil? Il est clair, mon cher José, que les guérillas ont repris les armes car il n'y avait pas d'autre moyen pour survivre et continuer de lutter pour ce que vous appelez une "démocratie efficace" et contre les "ploutocrates économiques" que vous condamnez du bout de la langue. En 1999-2001, sous la présidence de Pastrana, les FARC étaient une fois encore prêtes à suspendre la lutte armée et entamer de négociations. Leur programme politique : réforme agraire, contrôle étatique des ressources stratégiques et grands travaux publics pour générer de l'emploi, est devenu la base pour négocier un accord de paix et de justice.

José, vous vous rappelez sûrement que les FARC avaient invité des universitaires, des syndicalistes, des fermiers, des hommes d'affairesŠ à des forums publics et ateliers, pour y présenter des propositions. José, vous vous souvenez certainement des réformes proposées, surtout celle de démilitariser le pays, des deux côtés. Docteur Saramago, en tant qu'écrivain savant et mondain, vous savez que les "bandes armées" ne convoquent pas de forums, et en tout cas elles n'écouteraient ni accepteraient des propositions venues d'horizons différents pour faire de la Colombie une démocratie efficace.

Puis, le régime de Pastrana rompt les négociations et lance une attaque massive sur la zone démilitarisée, appuyé par le gouvernement américain. Est-ce que la guérilla et ses partisans auraient dû répondre en se préparant à "voter blanc"? Auraient-ils survécu? A votre avis, est-ce ici où les guérillas sont devenues des "bandes armées de kidnappeurs et d'assassins" ? Monsieur Saramago, je voudrais que vous me donniez une réponse car la proposition des FARC concernant la réforme agraire et la démilitarisation a l'appui de millions de paysans, dépossédés et torturés par le gouvernement colombien, celui-là même que vous n'avez pas cité en parlant de ce que vous avez appelé "la situation en Colombie." Pour quelle raison êtes vous aussi discret lorsque vous parlez d'un gouvernement terroriste comme celui de l'actuel président, Alvaro Uribe, qui a mis en place une stratégie de la terre brûlée sur tout le pays...? José, pourquoi ce silence au sujet d'Uribe? Pourquoi ne condamnez-vous pas la présence américaine en Colombie; US$3 milliards au titre de l'aide, 800 conseillers militaires, une douzaine de bases militaires et plusieurs milliers de mercenaires payés par le Pentagone? Ceci ne compterait pas comme une "invasion étrangère", ahŠ José? Vous faut-il peut-être US$10 milliards et 5 divisions de "marines" pour que l'on puisse parler d'occupation militaire américaine, pour considérer les FARC et l'ELN comme d'authentiques mouvements de guérilla et non pas des "bandes armées" de rôdeurs et d'assassins? José, je n'éprouve aucun regret à vous traiter de la sorte... Ce n'est pas seulement à cause de mon style mais aussi en raison du monstrueux dommage politique que vous avez causé. Les termes que vous avez utilisé pour calomnier les guérillas ne sont que l'écho de la rhétorique du Pentagone, celle d'Uribe et de toute l'oligarchie colombienne. En Amérique latine, le langage utilisé à l'endroit de la guérilla colombienne est aussi employé par les classes dirigeantes contre les mouvements populaires. Au Brésil, au Paraguay et en Bolivie, les gros propriétaires terriens décrivent les paysans et le "mouvement des sans terre" comme des "fainéants", des délinquants et des "bandes armées". D'où avez-vous pris ces termes Saramago, qui en est le créateur, vous ou les grands propriétaires fonciers?

Et pour terminer, je vous dirai ce que je pense.

Les FARC et l'ELN sont et ont toujours été des guérillas. Elles sont armées car le système politique n'autorise pas d'autre alternative pour mettre en place les changements dont la Colombie a besoin, même pas des élections libres sans terreur ni intimidation. Vous avez le droit de donner votre avis, mais vu les circonstances et le contexte, vos commentaires ne font que renforcer les forces militaires et paramilitaires en Colombie.

José, vos paroles sont lues et peut être suivies par ceux qui admirent vos talents littéraires. Réfléchissez donc avant de parler de "bandes armées" car par ces mots vous donnez un blanc-seing à l'assassinat de milliers de colombiens qui ont pris le chemin le plus difficile et dangereux vers l'émancipation de leur pays. Jusqu'à un passé pas très lointain nous avons partagé opinions et positions. Dorénavant nos chemins divergent. Je n'ai plus confiance en vous, vous avez déçu mes espoirs. Suivez votre route que je suivrai la mienne.

Sans peine ni regrets.
James Petras

Publié par Counterpunch
E-mail: jpetras@binghamton.edu
http://www.counterpunch.org/petras12222004.html

 
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