bandeau site Grain de sable
jeudi 02 mai 2024
http://www.resoo.com/graindesable
journal@attac.org

Accueil Archives Autres Ftp.pdf Liens
 
(par Bernard ODIER, Psychiatre (Paris) et Jean-Pierre ESCAFFRE, CNRS (Rennes)) - La pensée unique pose la question de la santé sous l'unique angle du problème du financement des soins. L'augmentation des dépenses de santé serait "expliquée" par le vieillissement de la population, et par la sophistication croissante des traitements qui deviendraient de plus en plus coûteux. Pourtant, l'efficacité plus grande des diagnostics et des thérapies génère des économies, et l'espérance de vie sans incapacité augmente (INSERM). Il faut donc chercher ailleurs les causes de l'augmentation des dépenses de santé, et se dégager de la délimitation médiatique de la santé.


L'asphyxie programmée de la psychiatrie publique

Le 07/04/2004
Grain de sable

A. Coûts Collatéraux OU DÉPENSES DE SANTÉ?

La pensée unique pose la question de la santé sous l'unique angle du problème du financement des soins. L'augmentation des dépenses de santé serait "expliquée" par le vieillissement de la population, et par la sophistication croissante des traitements qui deviendraient de plus en plus coûteux. Pourtant, l'efficacité plus grande des diagnostics et des thérapies génère des économies, et l'espérance de vie sans incapacité augmente (INSERM). Il faut donc chercher ailleurs les causes de l'augmentation des dépenses de santé, et se dégager de la délimitation médiatique de la santé.

Toutes les études montrent que le besoin de recourir à l'hospitalisation, quelle qu'en soit la forme (somatique, psychiatrique, hébergement médicalisé), est augmenté de façon massive par les caractéristiques du milieu du malade analysé en termes de réseau social et de capacité de soutien social (CREDES). En psychiatrie, à gravité de dépression égale, la décision d'hospitaliser ou non un malade sera fortement influencée par les caractéristiques de son entourage et/ou son degré d'isolement. Les dépenses d'hospitalisation apparaissent alors pour une large part comme des effets collatéraux de la dilacération du tissu social. Celle-ci peut-être mesurée: distance entre les membres d'une famille, pourcentage de personnes vivant seules, temps de transport entre le domicile et le travail. Plus le temps de transport domicile-travail augmente, moins les gens se rendent visite, moins les liens de voisinage se renforcent de solidarités de travail. Ce relâchement des liens sociaux altère les solidarités entre voisins, entre collègues, et au sein d'une famille. La capacité de soutien du réseau social diminue, le besoin de recourir à une prise en charge collective en cas de dépendance augmente. Le domaine de la santé se situe à cheval sur la sphère des échanges non monétarisés (vie de famille et réseau de soutien) et sur celle des échanges monétarisés (soins délivrés par des professionnels). Le chevauchement de ces deux sphères dans le domaine de la santé conduit à des phénomènes complexes de substitution / complémentarité. Certaines interrogations récentes au moment de la canicule sur les responsabilités respectives du système de soins , des services sociaux, et des familles dans les risques courus par les personnes âgées illustrent bien cette réalité. La situation des personnes souffrant de troubles mentaux ( qui chez les moins de soixante cinq ans forment le groupe le plus nombreux de victimes de la canicule) peut en être rapprochée. Nous verrons plus loin que la psychiatrie de secteur a cherché à tirer le meilleur parti de cette complexité en solidarisant les équipes hospitalières avec les équipes de soins ambulatoires implantées localement, mieux à même de contribuer à mobiliser et à soutenir les proches et " aidants " des patients.

La mobilité sociale (au sens de la mobilité géographique et professionnelle) exigée par la rentabilité des placements financiers (concentrations et délocalisations) s'accompagne donc nécessairement d'une croissance structurale des dépenses de santé. Les décisions politiques visant uniquement leur maîtrise, quand elles " réussissent ", sont lourdes d'une aggravation de la charge pesant sur les familles et les proches et peuvent créer des tensions sociales d'autant plus douloureuses qu'elles sont souvent muettes. Le relâchement des solidarités n'est pas seulement un effet mécanique de la mobilité sociale. Lucien Bonnafé (Le miroir ensorcelé, Syllepse) parlait de "pressions isolantes" pour décrire tous les facteurs qui détournaient de solutions impliquant un collectif, qu'il s'agisse de familles, de groupes sociaux, ou de collectivités. Se détourner de la dimension collective enferme dans la recherche de solutions individuelles à des problèmes qui ne le sont pas. L'évolution de la famille (réduction de sa taille, moins de générations sous le même toit), celle des carrières professionnelles (fragmentées, éclatées géographiquement), la crise larvée du logement ( qui limite le choix et " oblige à s'éloigner ") cumulent leurs effets isolants.

De nombreux penseurs ont proposé de relier crise sociale, malaise dans la civilisation, et évolution de la demande "psy". Un auteur comme Jean-Pierre Lebrun (Un monde sans limite, Eres) rapproche par exemple chômage et acculturation, déclin de la position paternelle, effacement des responsabilités, effondrement de la hiérarchie des valeurs, et perte du sens des limites à la génération suivante.


B. LA PSYCHIATRIE SAISIE DES SOUFFRANCES DE NOTRE TEMPS

Alors que son avenir est bouché par l'arrêt de la formation d'infirmiers en psychiatrie et la diminution programmée du nombre de psychiatres, la psychiatrie voit augmenter nettement le nombre de personnes s'adressant à elle.

Ce ne sont plus les patients d'il y a vingt ans, souffrant de troubles mentaux caractérisés, souvent hospitalisés. Beaucoup de ceux-ci, à la faveur d'un traitement ambulatoire ou à temps partiel ont été "réinsérés". La plupart n'est plus traitée aussi activement. Les institutions médico-sociales, les maisons de retraite, les prisons, en accueillent aussi un certain nombre, sous neuroleptiques.

Les "nouvelles demandes" adressées à la psychiatrie déroutent un peu les psychiatres. Que dire à cette jeune femme dont le chagrin d'amour résiste à trois mois d'antidépresseurs prescrits rapidement par son généraliste?

Qu'attendre des traitements individuels de ces trois quinquagénaires qui consultent à quelques mois d'intervalle, et dont des recoupements largement dus au hasard apprennent qu'ils font tous les trois partie de la prochaine charrette de pré-retraités que prépare le nouveau et tout fringant directeur du personnel de l'hôpital du coin? Que proposer à cette dame digne épouse d' un algérien bon père de famille dont elle vient d'apprendre qu'il était par ailleurs marié "au pays"? Comment atténuer la souffrance de cette jeune grand-mère qui se plaint que sa fille "ne veut plus que son petit-fils vienne goûter chez elle en sortant de l'école"?

Dans le registre de l'enfant et de l'adolescent, Miguel Benasayag (Les passions tristes, La découverte) décrit une demande hypernormative de familles demandeuses d'enfants "armés pour l'existence" et Charles Melman exprime ses craintes pour les "enfants sans défaut" à force d'orthodontie et de chirurgie esthétique: il redoute que ces sujets ne partagent pas le même attachement que leurs parents à la perfection de leurs formes, et qu'ils ne tardent pas à les compromettre.

Bien sûr, la médecine a toujours accepté de renforcer les défenses d'un individu en difficulté, mais quelque chose du malheur est adressé aujourd'hui à la psychiatrie sur un mode généralisé et automatique. On peut craindre que la prise de conscience du caractère collectif d'une souffrance et sa mise en forme politique en soient affaiblies. Malheureusement, les psychiatres universitaires encouragent la généralisation de la prescription par les généralistes d'antidépresseurs, d'anxiolytiques, et de somnifères.

L'ensemble traduit la tendance "post-moderne" à se tourner vers la recherche de solutions palliatives individuelles au détriment du développement d'une conscience et d'une mobilisation collective. Mais comment passer de la crise d'identité d'une secrétaire de direction qui a "tout misé sur le travail" et une fois sur la touche se plaint de dépression, à la crise d'identité des couches moyennes? Celles-ci sont concernées à un triple titre. Elles ont vu leur situation socio-économique se dégrader tendanciellement, elles forment le gros des personnels de santé, et elles ont culturellement accès aux soins "psy". L'ensemble constitue la toile de fond des débats récents sur la légitimation des psychothérapies.


C. LE DÉVELOPPEMENT D'UN SYSTÈME NATIONAL DE SANTÉ: LA PSYCHIATRIE DE SECTEUR

C'est dans le contexte économique et social de la constitution des couches moyennes (les "trente glorieuses") qu'a pu se développer en France, de 1958 à 1983 la psychiatrie publique de secteur. Ses premiers promoteurs furent des résistants. Elle allait contribuer à la transformation des grands hôpitaux psychiatriques dont la formule paraissait condamnée depuis la seconde guerre mondiale au cours de laquelle plusieurs de ces établissements n'avaient pas su protéger de la famine les malades hospitalisés. Des secteurs, soit socio-professionnels (pour les enseignants, les étudiants et les paysans), soit géo-démographiques (c'est la formule qui allait se généraliser) se mettaient en place, organisant des filières de soins spécialisées, articulant des institutions diverses dont l'hôpital ne devenait qu'un des maillons.

Au départ, une équipe unique, sous l'autorité d'un psychiatre "chef de secteur", anime au minimum un service d'hospitalisation et un "dispensaire d'hygiène mentale", le tout desservant une population d'environ 70.000 habitants. S'y ajoutent des institutions de traitement à temps partiel, des "structures intermédiaires", et des "Clubs sociothérapiques" qui accueillent les malades comme membres et prolongent leur action dans la cité. Les médecins disposent alors d'une liberté relative dans le choix d'engager leurs équipes sur "l'intra-hospitalier" ou sur "l'extra-hospitalier". Salariés, ils sont à l'abri des tendances inflationnistes du paiement à l'acte. La gratuité contribue à lever la réticence initiale souvent forte des malades à "se soigner". Une activité soignante se déploie en direction du milieu, qu'il soit familial (utilisant les progrès des thérapies familiales et systémiques) ou social (recherchant la "réhabilitation" des malades).


D. UNE EXPÉRIENCE COMPROMISE
Le programme français de psychiatrie publique était avant-gardiste et ambitieux. Il était aussi plus coûteux que la plupart des autres programmes européens. L'intégration européenne s'est traduite par une terrible régression vers la moyenne (le fameux "lissage" des technocrates): division par dix du nombre de psychiatres formés depuis 1986, suppression de la formation d'infirmiers en psychiatrie en 1992 (au titre de l'homogénéisation des diplômes!) et tarissement consécutif du recrutement. L'équivalent d'un désastre écologique à brève échéance est prévisible. En réalité l'intégration européenne n'a jusque-là fait ni plus ni moins que relayer les préconisations de la Banque Mondiale en matière de système de soins pour les pauvres: des prestations a minima. Ceci se traduit très concrètement en psychiatrie : accélération des consultations (moins d'un quart d'heure), espacement des rendez-vous (deux mois), apparition de liste d'attente (à deux-trois mois pour les premiers rendez-vous), resserrement de l'acte autour de l'ordonnance, impossibilité de connaître l'histoire des malades. C'est aussi tout miser sur les urgences plutôt que sur les traitements à long terme qui pourtant raréfient le recours aux urgences.

Dans le domaine de l'hospitalisation, c'est le système de la "porte-tambour" des grands hôtels où il faut pousser quelqu'un dehors pour pouvoir en admettre un autre. Le malade devient une "patate chaude", et le personnel finit par passer autant de temps à essayer de le "caser" qu'à le soigner. Une véritable caricature d'efficacité se met en place: la "fast-psychiatrie". Une autre dérive est la création d'une psychiatrie au rabais sous la forme d'institutions médico-sociales où la faible qualification et la faiblesse des effectifs du personnel créent mécaniquement des situations scabreuses. Il faut savoir en effet distinguer la réponse aux besoins (l'assistance), le soulagement de la souffrance (les soins) et la recherche d'un gain en autonomie (la stratégie thérapeutique).
A son tour gagnée par l'idéologie libérale, l'OMS condamne aujourd'hui les psychiatries à base territoriale, et en guise d'accès aux soins préconise tout bonnement la prise en charge des troubles mentaux par les généralistes, alors que ceux-ci déclarent souvent manquer de ressources et de soutien dans le domaine "psy".

Les menaces pesant sur la psychiatrie sont aussi anthropologiques. La "psy" n'est jamais l'objet de promesses électorales. Elle pâtit de l'ambivalence voire de la peur que suscite la folie. L'évolution contemporaine des mentalités sur ce point est positive, mais touche inégalement la population. Seules de rares institutions psychiatriques (comme dernièrement le Centre d'Accueil et de Crise "La Roquette", site: caclaroquette.com) ont mobilisé un soutien populaire. A l'inverse, certains professionnels ont cru de façon démagogique pouvoir surfer sur la condamnation profane de l'hospitalisation psychiatrique pour mieux faire valoir des positions techniques de type "désinstitutionnalisation". Quand la décision politique a été de réduire rapidement le volume de l'hospitalisation psychiatrique, elle a trouvé chez eux des alliés objectifs.

Le crime parfait de la déshospitalisation sauvage

Les effets du rationnement de l'hospitalisation psychiatrique (de 150.000 lits à 50.000 lits en vingt ans) et de l'offre de soins psychiatriques (y compris dans le secteur libéral) sont capillaires, silencieux, font peu de vagues. La politique d'abandon actuel se traduit par une "casse" presque invisible, les dégâts s'accumulant dans ce qu'Emmanuel Todd appelle les "angles morts" de la société (le chômage de longue durée, la solitude, la rue, la prison, voire le cimetière). Et le crime violent et immotivé quand il survient n'est pas mis spontanément en rapport avec une carence de l'offre de soins psychiatriques, sauf lorsque la victime a une certaine surface politique. Surgit alors la figure oubliée du régicide dans sa protestation désespérée. Et le gouvernement de reprendre de la main droite (la régalienne, l'autoritaire, la sécuritaire) une partie de ce qu'il a lâché de la main gauche (la sociale, l'économique), comme aurait dit Pierre Bourdieu. Des "crédits fléchés" financeront les soins aux "malades dangereux" et autres " délinquants sexuels " tandis que la pénurie se généralise.

Rien de commun entre le coût de la psychiatrie au sens des dépenses de santé, et ce que coûteront, à tous les sens du terme, les carences grandissantes de la psychiatrie si la tendance actuelle se confirme. Aux États-Unis, où la déshospitalisation a été massive dans les années soixante-dix sans que se développent pour autant les soins ambulatoires, les psychiatres ont décrit dans l'après-coup une " transinstitutionnalisation ". Le nombre de places dans les prisons et les maisons de retraite a dû beaucoup augmenter, et l'on y trouve beaucoup de malades mentaux sous neuroleptiques. La situation d'abandon des malades mentaux à la rue (les "homeless") est également dénoncée (NIMH).


E. UN MODELE DE POLITIQUE DE SANTÉ

La psychiatrie de secteur est un modèle intéressant de réponse intégrée aux demandes qui lui sont adressées. Elle est une palette de réponses graduées et différenciées. Elle est un réseau ville-hôpital. Elle subvertit le clivage hôpital / ambulatoire. Elle donne aux malades une place qui subvertit le modèle médical en leur offrant souvent une possibilité de participation à des associations. Elle se renforce d'une intégration des partenaires sociaux, des élus, etc à travers les Conseils de santé mentale qui peuvent être départementaux ou de secteur. Elle est par nature très attentive à sa clientèle et à son évolution : elle peut faire évoluer de façon stratégique son mode d'engagement de moyens sous réserve que les soignants aient conservé une liberté de manoeuvre suffisante.

Le secteur peut servir de modèle organisationnel pour l'ensemble de la médecine, à commencer par les spécialités qui impliquent une mobilisation conjointe durable des soignants, des partenaires sociaux et des proches. Dans les faits, quelques cardiologues et services de cardiologie s'y essayent avec succès. La gérontologie et la pédiatrie paraissent aussi à même de bénéficier d'une meilleure intégration des moyens mobilisés. La meilleure relance de la psychiatrie de secteur, ce serait sa généralisation.

 
COURRIEL D'INFORMATION ATTAC (n°463) - http://attac.org
Accès Administrateur Grain de sable
©2002-2005 resoo.com / resOOsite v.0.9.6.6-3